Appel au meurtre, diatribe contre les évêques… en juin 2016, Rodrigo Duterte devient président d’un État à 85% catholique alors que la tension monte avec l’Église. Focus sur l’étonnant paradoxe du seul grand pays d’Asie à majorité catholique.

 

« Il s’en fiche de l’Église », commente Racela Abundo, Philippine catholique de 25 ans, vivant à Makati, près de Manille. « Il la musèle », renchérit Mgr Villegas, à la tête de la conférence des évêques catholiques des Philippines. « Il » désigne Rodrigo Duterte, le nouveau président du pays. L’ancien maire de Davao – principale ville du sud – a gagné les élections grâce à son franc-parler et ses propositions pour lutter contre criminalité et pauvreté. Mais comment se maintenir aux plus hautes fonctions en se mettant l’Église catholique à dos ? C’est bien aux Philippines qu’a eu lieu la plus grande messe de l’histoire, en janvier 2015, avec 7 millions de fidèles, lors du voyage apostolique du pape François. C’est bien dans l’archipel qu’à midi, heure de l’Angélus, toutes les radios diffusent la prière de l’Annonciation.

L’Église « hypocrite » ?

Jusqu’à présent, les relations entre l’Église catholique et l’État avaient toujours été bonnes. Le ton a changé. Tout d’abord, le président philippin veut limiter les familles à trois enfants maximum et brocarde l’Église, institution « la plus hypocrite du monde » à ses yeux, car responsable de la surpopulation de l’archipel aux 100 millions d’habitants. Dans un pays où ni l’avortement ni le divorce ne sont autorisés, il encourage la légalisation du mariage homosexuel, sachant bien l’opposition de l’Église à ce sujet. « Je suis élu par le peuple et non par l’Église. Je vais appliquer les lois qui n’ont rien à voir avec l’idéologie catholique », a-t-il déclaré.

Le moindre drogué, tuez-le

D’autre part, en mai 2016, quand Rodrigo Duterte promet de « noyer les criminels dans la baie de Manille pour éradiquer la criminalité et la drogue en moins de 6 mois», l’opération « tu ne tueras point » de Mgr Villegas déclenche sa colère : « je suis atterré de voir autant de prêtres et d’évêques se plaindre du nombre de tués. » Les 2100 personnes envoyées ad patres par la police depuis l’été 2016 et les 3000 personnes exécutées par des inconnus incités à une justice expéditive, représentent pour le chef de l’État une sécurisation nécessaire. Ses propos de juin dernier sont éloquents: « Si vous connaissez le moindre drogué, tuez-le! » Dont acte. Jeudi 22 décembre, une enquête pour meurtre a été ouverte à son encontre, car il a publiquement reconnu avoir exécuté trois personnes sous son mandat de maire. Cette politique mortifère finit par instaurer un climat de psychose endémique. « Tous les jours, des gens sont tués par des policiers, sans procès », se hérisse Racela. « On a peur que la lutte anti-drogue camoufle de simples règlements de compte. » Difficile de voir Rodrigo Duterte en président rassembleur ?

Les faits sont pourtant là. Les Philippins le plébiscitent. Sa « guerre anti-drogue » semble satisfaire 84 % des personnes interrogées (même si elles déplorent les morts), selon une étude de l’institut Social Weather Stations, publiée le 6 octobre 2016. Même l’Église, divisée sur la question, affiche quelques soutiens sporadiques, tandis que Mgr Capalla, archevêque émérite de Davao, déclare : « Nos consciences s’endurcissent. La fin ne justifie pourtant pas les moyens. » Cet endurcissement pourrait-il venir d’un manque de formation ? Les Philippins se disent eux-mêmes « baptisés mais pas évangélisés ».

Poudrière au sud

En tout cas, le président convainc aussi dans le sud. Alors qu’il relance officiellement le processus de paix avec les musulmans séparatistes, il considère désormais Davao comme « la ville la plus sûre du pays ». Les îles du sud, notamment Mindanao, abritent une majorité de musulmans (essentiellement sunnites), appelés « Moros ». La région, minée par des mouvements séparatistes musulmans comme Abu Sayyaf (qui a adhéré à Daech) et le Front Moro de libération islamique, languit dans un état de sous-développement chronique. Elle voit se multiplier les enlèvements, dans un climat de violence accrue. « Avant, on avait un islam traditionnel », explique le Père d’Ambra, de l’Institut pontifical pour les missions étrangères, « maintenant les courants violents se sont développés, de plus en plus forts ». Le 3 septembre 2016, un attentat fait 14 morts et 67 blessés à Davao. Le 29 novembre, un autre frappe 9 gardes du corps du président. Avec Rodrigo Duterte aux commandes, « les six prochaines années vont être un défi pour l’Église » et les Philippines, selon soeur Mary John Mananzan, de Makati.

Emmanuelle Ollivry

Article extrait du magazine L’Église dans le monde n°182, réalisé par les journalistes de l’AED.

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