Aux chers amis qui attendent de mes nouvelles et en ce jour, tant attendu et mémorable, de mon retour à la Résidence Épiscopale du diocèse, restaurée et remise à neuf et au bout de huit années de déplacements, de contraintes et de désolation.

En cette festivité de la Pentecôte que j’ai choisi pour mon retour, et qui représente en l’occurrence l’anniversaire de la confirmation des Apôtres et du baptême des premiers chrétiens de Syrie, je ne peux m’empêcher de sortir, ne serait-ce qu’un instant, du langage politiquement correct pour acclamer tout haut et sans vergogne : « je suis heureux » !

Pourtant et à vrai dire, il n’y aurait pas lieu d’être heureux avec tout ce qui arrive chez nous, depuis bientôt dix ans. Il est tout à fait évident que je ne peux être heureux en pensant aux centaines de milliers de victimes, disparues à cause de cette guerre insensée et sauvage qui a ravagé notre pauvre pays.

Une guerre « insensée »

Il est évident, tout aussi bien, que je ne peux être heureux à la vue des destructions innombrables qui ont touché l’ensemble de nos maisons, structures et infrastructures, édifiées à coups de grands sacrifices, tout au long des dizaines d’années de labeur intense et de travail acharné, d’un peuple vaillant, fidèle à la tâche et appliqué.

Je ne peux pas être heureux non plus, en constatant tout le mal qui a été fait à notre population en la privant de ses écoles, de ses hôpitaux, du meilleur de son patrimoine, de son gagne-pain quotidien et de ses innombrables usines et ateliers de tous métiers. Je ne peux certainement pas être heureux de voir réduits à la misère du chômage des centaines de milliers d’ouvriers privés de toutes leurs ressources.

La blessure que me laisse la disparition des dizaines de fidèles enlevés ou tués, dont deux de mes confrères Évêques et plusieurs prêtres, blesse ma mémoire et me rend pénible le souvenir qu’ils laissent dans mon cœur.

Le labeur d’une vie disparue

La vue de nos églises détruites en plus des structures de nos institutions sociales et culturelles détériorées et démolies me fait évidemment beaucoup souffrir. Je suis particulièrement peiné en pensant à tout ce que m’avait couté de sacrifices, d’efforts et de travail long et laborieux, la construction et l’établissement de chacune de ces Institutions précieuses. C’est le labeur de toute une vie qui s’écroulait sous mes yeux pour disparaitre.

Enfin comment puis-je être heureux à la vue des dizaines de milliers de fidèles quitter le pays ? Le fléau de l’émigration massive qui a saigné notre communauté chrétienne jusqu’à l’étouffement a de quoi me mortifier, pour rendre la fin de mes jours tristes et mon cœur malheureux.

Et malgré tout et en dépit de toutes ces souffrances successives et multiples et des contrariétés innombrables, de retour chez moi aujourd’hui, je suis conscient d’être en mon for intérieur, vraiment heureux et satisfait !

J’ai trouvé le Seigneur

Heureux tout d’abord, parce que durant cette guerre ignoble, j’ai trouvé, dans ma vie de tous les jours, le Seigneur. Il m’a fait sentir à chaque lever de soleil, un peu plus sa présence et sa tendre sollicitude pour me rendre de plus en plus confiant en Lui et tranquille ! Je n’avais jamais ressenti sa proximité avec autant d’intensité, sauf le jour où, il y a plus de cinquante ans, j’avais pris la décision de tout quitter pour me consacrer à Lui et le suivre.

Heureux aussi d’avoir appris à découvrir, en chacun de mes fidèles éprouvés qui venait à moi, un frère bien-aimé ou un fils chéri capable de remplir mon cœur d’une affection sincère et d’une amitié humaine franche et réconfortante. Je réalise chaque jour un peu plus que la Charité qui nous interpelle, cette Vertu, objet de tant d’analyses et de nombreuses méditations, mille fois reprises dans mes discours, ne pouvait prendre concrètement forme en moi, que dans le quotidien de mon relationnel, pour devenir graduellement et jour après jour, une réalité fertile et émouvante, vécue avec allégresse et enchantement.

Heureux encore, parce que je sens une grande joie à la vue des fidèles, que j’ai pu rassurer et aider à vivre dans la sérénité, bien-portants et confiants pour leur avenir, en des temps particulièrement critiques et difficiles. Je suis également heureux quand je constate que nombre d’amis et de bienfaiteurs prennent soin de moi et se tiennent, comme des frères, à mes côtés pour soutenir ma marche. Je me sens chaque jour, un peu plus proche de chacun d’entre eux, animé d’une affection indicible qui me réjouit, autant qu’un parent avec les siens.

La « présence opérante de l’Ami »

Enfin je suis heureux surtout d’avoir pu expérimenter, constamment et sans arrêt, la présence opérante de l’Ami en qui j’ai mis toute ma confiance. J’ai pu sentir sa main agir et écarter de mon chemin un grand nombre d’obstacles, pour me permettre d’avancer confiant en Lui, sur des sentiers escarpés, dangereux et pleins de difficultés. En même temps, je suis heureux d’avoir pu toucher du doigt l’action de sa Providence qui ne m’a jamais abandonné tout au long de mon parcours apostolique, rendant fécond mon ministère sacerdotal et utile mon action sociale au service des moins favorisés de ses fidèles.

Je suis stupéfait quand je constate tout ce que le Seigneur a bien voulu me permettre de faire en ces années de guerre, arides et noyées dans une mer de sang, de désolation et de détresse. Gloire soit rendue à sa toute-puissance et à sa grande bonté !

À ce point, je ne peux que m’exclamer et proclamer, comme Marie, ma joie et mon bonheur d’avoir été comblé par Celui qui a daigné m’appeler à son service. Travailler pour le Rédempteur, Seigneur du monde et Maitre de la sagesse, remplit ma vie de signification et donne une raison d’être solide à mon existence humaine.Comment alors puis-je me taire et manquer de remercier Dieu, en reconnaissant que par sa grâce « je suis heureux ».

Alep le 31 Mai 2020

+Jean-Clément Jeanbart

Archevêque d’Alep

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