Au cimetière de Lviv, ce père dépose une bougie devant la tombe de son fils mort au combat (crédit AED)

Le 24 février 2024 marquera les deux ans d’invasion de l’Ukraine par la Russie. Nous nous sommes rendus sur place pour voir le travail admirable de l’Église au chevet d’un peuple extenué mais déterminé à se battre jusqu’au bout. Reportage.

Il fait -8°. Les drapeaux ukrainiens claquent par centaines sous le vent. La neige est fraîche. Comme les larmes de cette veuve qui coulent le long de ses joues rougies par le froid. Nous sommes à Lviv, au cimetière de Lychakivskyi. L’un des trois cimetières de la ville. Ici 600 tombes récentes se côtoient, ornées de fleurs, de loupiottes, de statuettes et crucifix. À ma droite, un père pleure son fils. Discrètement, presque caché. Sans doute n’ose-t-il pas montrer sa douleur, par pudeur. Derrière, un militaire se baisse pour poser des fleurs sur la tombe de l’un de ses frères de combat. Je l’imagine, se battant entre la culpabilité du survivant et l’effroi d’être potentiellement le prochain enterré ici.  Un peu plus loin, un prêtre gréco-catholique, flanqué d’un bonnet et d’un manteau noir couvrant sa longue soutane, soutient spirituellement – et physiquement- une mère endeuillée par la mort de son fils tué au front. Les chants de la liturgie orientale se joignent aux sanglots de cette maman, éclairée par la flamme vacillante de la bougie posée sur la tombe glacée de son enfant disparu. Un de plus. Ce soldat rejoint le triste cortège des hommes morts à cause de cette guerre qui dure depuis 2014. La partie ouest du cimetière est quant à elle encore vierge. Sans tombe. Mais pour combien de temps ? Les plus réalistes parmi les Ukrainiens savent bien que le cimetière sera vite rempli du corps de leurs enfants.

Cauchemars, flash-backs, dépressions

Nous quittons Lychakivskyi pour rejoindre le centre de Lviv et l’église des saints Apôtres Pierre et Paul, dédiée aux militaires. Cette église jésuite, réquisitionnée lors de la période soviétique pour garder des milliers de livres, a désormais retrouvé toute sa splendeur. Lorsqu’on y pénètre, le regard s’élève naturellement vers le magistral trompe-l’œil peint sur le plafond, comme une ouverture vers le ciel. Un symbole fort pour ce lieu où se succèdent semaine après semaine les obsèques des soldats tués au front.  Dans la nef latérale gauche, un large panneau recueille les portraits de ces centaines de militaires morts au combat. La photo de l’un des enfants est accompagnée d’une légende : « Pourquoi la guerre a pris mon papa ? ». Le silence est lourd dans cette immense église. Une femme pose une bougie, une autre prie. Beaucoup trouvent refuge ici et déposent le poids de leur douleur à Dieu et aux aumôniers militaires présents. « On me pose toujours cette question : ‘Pourquoi ? pourquoi mon fils ? pourquoi mon mari ?’. Souvent il y a beaucoup de colère » témoigne le père Oleg Salomon, prêtre et psychologue de l’archidiocèse de Lviv. Depuis 2015, cet aumônier militaire est aux côtés des soldats au front. « Tous ceux que j’ai accompagnés sont morts. C’est une immense douleur…. Mais leurs familles souffrent encore plus que moi. » Fort de sa formation, le chapelain a créé des centres d’accompagnement pour les personnes atteintes de troubles post-traumatiques : les soldats qui reviennent du front, ceux qui sont amputés, leurs épouses, mais aussi les aumôniers militaires qui découvrent la guerre pour la première fois. Ils doivent faire face à des cauchemars, des flash-backs, des dépressions… Ils ne se sentent compris de personne, pas même de leurs femmes. Le défi est donc immense tant cette population traumatisée est en augmentation constante depuis 2014. « Dans notre mentalité post soviétique, aller voir un psychologue est très mal vu, c’est un aveu de faiblesse » explique l’aumônier militaire.  Le fait de passer par un prêtre est parfois une démarche plus facile, car il n’est pas vu comme un ‘médecin’. Le père Oleg a ainsi pu former des centaines de personnes pour cet accompagnement qui est l’une des priorités de l’Église en ce moment (cf encadré).

L’Eglise essaye d’apporter réconfort et espoir à une population épuisée par cette guerre qui dure depuis 2014

Dehors, le scintillement du centre de Lviv contraste avec l’obscurité de l’église militaire. Les maisons colorées au charme autrichien se parent de guirlandes de Noël et les vitrines brillent. Les badauds se promènent main dans la main, s’arrêtant prendre un verre dans l’un des nombreux cafés ouverts, ou écoutant un jeune homme jouant de la guitare…certains couples enlacés entament une danse malgré le froid de la nuit. Ici la guerre ne semble pas exister. C’est d’ailleurs ce qui choque profondément Marichka, mère de trois enfants : « Beaucoup d’Ukrainiens de l’est viennent se réfugier à Lviv. Ils sont riches, ils louent des grandes maisons, font la fête jusqu’à point d’heure en parlant russe pendant que nos fils vont défendre leur territoire jusqu’à perdre leur propre vie ! ». Le fossé s’agrandit entre ces deux peuples à l’histoire si différente. L’un à l’est, russophone, orthodoxe par tradition mais sans guère de pratique religieuse, l’autre à l’ouest, proeuropéen, parlant parfois plus polonais qu’ukrainien et profondément croyant…. À l’est, on critique aussi ceux de l’ouest qui ne peuvent pas comprendre la « vraie guerre » telle qu’ils la vivent. « La douleur et l’extrême fatigue rendent les gens agressifs et exacerbent les tensions » s’inquiète Mgr Shevchuk, archevêque de l’Église gréco-catholique ukrainienne. « Nous devons rééduquer les gens, et même nos prêtres qui reviennent du front », explique le prélat, qui a mis en place un programme spécial de formation, alliant accompagnement spirituel et psychologique. « Il en va de notre avenir, poursuit-t-il. Dans notre pays, il existait déjà beaucoup de tension, mais désormais il y a de nouvelles lignes de fractures. Dans une même famille, le mari va combattre pendant que la femme se réfugie dans un autre pays et lorsqu’ils se retrouvent, ils ne se comprennent plus. » Ceux qui ont fui vivent avec ce douloureux sentiment de culpabilité. L’une d’entre elles me disait : « Avons-nous le droit de manifester de la joie lors d’un mariage quand on sait que d’autres sont au front ? »  Pour l’archevêque, cette joie est indispensable pour la survie de l’Ukraine : « Il nous faut apprendre à vivre avec ce mélange de douleur et de joie. Et travailler dès maintenant à reconstruire une nouvelle unité pour l’Ukraine. Sinon, quelle serait notre victoire si le pays est déchiré ? »

Dieu présent au milieu de la souffrance

À la gare de Lviv, le train de nuit nous emmène jusqu’à Kyev. Ici le thermomètre frise les -10, la neige recouvre toute la capitale. Nous passons par la place Maïdan, tristement célèbre depuis la meurtrière répression des manifestants proeuropéens en 2014. Les centaines de fanions aux couleurs du drapeau national rappellent le prix de cette lutte, prémices de la guerre actuelle. Direction Irpin. Considérée comme le dernier verrou avant d’atteindre Kyev, la guerre pour la prise de la ville y a duré un mois, du 27 février au 28 mars 2022. Elle a été sans pitié. Des milliers de civils ont tenté de fuir à pied la zone bombardée, après un siège de plusieurs jours sans eau ni électricité. Plus de 200 d’entre eux ont été assassinés. Inna est l’une des rescapées. Son mari est mort au front en 2014 alors qu’ils vivaient dans la région de Louhansk, à l’est de l’Ukraine. Endeuillée, Inna est venu chercher refuge à l’ouest, dans cette ville d’Irpin, avec sa mère de 94 ans en fauteuil roulant. Mais la guerre l’a poursuivi tel un spectre. Cette journée du 22 mars 2022, cachées, tremblantes de peur, elles ont entendu les soldats russes défoncer la porte de leur nouvelle maison. « Ils ont tout saccagé, tout pris ! Pendant ce temps-là, je priais, je priais, surtout pour qu’ils ne fassent pas de mal à ma mère ! » Les soldats sont repartis, laissant les deux femmes interdites dans leur maison pillée et vide, mais en vie. Inna a alors réussi à s’enfuir jusqu’en France avec sa mère, où elle a été accueillie à bras ouverts à Lons-le-Saunier. Au bout de quatre mois, elles sont revenues dans leur maison à Irpin. Elle a découvert que la photo de son mari, qui était affichée comme héros de guerre sur un panneau de la ville, avait été criblée de balles par les soldats russes. Tué une deuxième fois. Malgré tout, lorsque nous lui demandons si sa foi l’a aidée dans ses épreuves, un sourire illumine son visage. « Ma mère a grandi avec l’idéologie communiste. Elle n’avait jamais été dans une église ni prié. Mais maintenant, nous prions toutes les deux ensembles ! Oui, Dieu est vraiment présent quand on souffre ! »

Marina, rescapée du massacre d’Irpin, devant sa maison détruite (crédit AED)

À ses côtés, Marina, 77 ans, visage ridé et bonnet rose pâle enfoncé sur sa tête, tient à nous montrer les restes de sa maison. En réalité, de restes il n’y a plus que quelques pierres çà et là, recouvertes de neige. Marina nous explique comment elle a réussi à survivre au massacre d’Irpin, entassée dans une cave avec 20 autres personnes, pendant deux semaines. « C’était horrible. Je priais tout le temps. Nous entendions les explosions, nous ne savions pas si nos proches étaient vivants… ». Sa maison sera entièrement saccagée. L’Église a été pour elle un soutien vital. Elle est extrêmement reconnaissante aux volontaires qui ont risqué leur vie pour leur apporter de la nourriture. En la quittant, elle nous désigne sa nouvelle maison, en bois, jouxtant les ruines de l’ancienne.

Les témoignages comme ceux-ci sont légion. Beaucoup affirment que la présence de l’Église a été une aide fondamentale pour se relever. Le curé d’Irpin nous montre son église criblée de balles, témoin de la violence de l’attaque mais aussi de la présence de Dieu au milieu des ténèbres. À Boutcha, mêmes témoignages, mêlant horreur et Esperance. Stanislav est l’un des rescapés de cette ville voisine d’Irpin. Géographe à la retraite, il a vu les soldats russes enfoncer sa porte à la recherche de « fascistes ukrainiens », kalachnikovs pointées sur lui. Alors qu’il croyait sa dernière heure venue, face à la mort, il a découvert en lui ce sentiment inédit de ne plus avoir peur. Il a alors senti une immense sensation de liberté. Les Russes, montrant des signes au-dessus de sa porte, vocifèrent : « Qu’est-ce que c’est ?  – Ce sont les sigles signifiant Christus mansionem benedicat (Christ, bénis cette maison) » répond-il paisiblement.  « Alors que je pensais qu’ils allaient me tuer, j’ai commencé à les évangéliser…la discussion s’est apaisée, les armes se sont baissées, ils sont repartis comme si de rien n’était ! ». Plus de 400 corps ont été enterrés dans l’église Saint-André où nous nous rendons. Je regarde les noms sur les tombes, les âges…. Mon cœur se serre envoyant celui de Rosek. Il n’avait que trois ans. Une peluche enneigée est posée au pied de sa stèle funéraire.

« Nous sommes David contre Goliath! »

Nous quittons la ville de Boutcha par la rue Vokzalna. Quelques mois auparavant, nous aurions dû slalomer entre les carcasses de chars et les cadavres. Désormais les maisons sont rebâties, il n’y a plus de trace de guerre mis à part un ou deux bâtiments témoins. En reconstruisant aussi vite la ville, le gouvernement ukrainien a donné un message d’espoir à la population : nous allons reconstruire l’Ukraine comme nous avons reconstruit Boutcha.

Le père Roman a écrit « abri » sur les murs de sa paroisse. Il accueille tous les réfugiés en cas d’alerte à la bombe. (crédit AED)

Nous rejoignons Kyev. Ici, beaucoup d’Ukrainiens considèrent que la déroute des Russes au lendemain du 25 mars 2022, jour où le pape François a prononcé la prière de consécration de l’Ukraine et de la Russie au cœur Immaculée de Marie, est un miracle. À Brovary, une ville de l’oblast de Kiev, le père Roman Laba nous accueille avec un large sourire, son habit blanc de religieux paulinien se fondant dans la neige. Le 27 février 2022, il a été réveillé en sursaut par des explosions, comme tous les habitants de la capitale et des alentours. « Tout de suite, je suis sorti et j’ai écrit en gros sur mon mur ‘abri’ en ukrainien, avec une flèche désignant le sous-sol ». 80 réfugiés ont vécu avec lui pendant quinze jours et reviennent dès qu’il y a une nouvelle menace. « En venant ici, ils cherchent surtout la protection de Jésus-Christ, témoigne le prêtre. Notre première mission est d’offrir un abri pour tous, puis d’apporter une nourriture spirituelle en plus de la nourriture physique. » Lorsqu’on l’interroge sur l’avenir du pays, le religieux, qui accompagne beaucoup de personnes souffrant de troubles post-traumatiques, est mitigé. « Les gens sont très déterminés ici, ils préfèrent mourir que d’être entre les mains des Russes. Mais nous sommes comme David contre Goliath, notre avenir est donc entièrement entre les mains de Dieu ! ». Et de conclure, levant les bras au ciel : «   Seul un miracle peut nous sauver ! » Au moment de le quitter, le Père Roman nous supplie de ne pas oublier l’Ukraine et de prier pour que la paix revienne au plus vite.

Amélie Berthelin

Un article à retrouver dans notre magazine « L’Eglise dans le monde », n° 217, février-mars 2024

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