L’élection d’un nouveau président à la tête de l’Indonésie démontre que le pays n’échappe pas à ses vieux démons, les dictateurs-militaires. Et il n’est pas à l’abri d’un djinn non moins redoutable, nommé l’islam politique.

Sur les vidéos officielles diffusées sur Tiktok, Prabowo, souriant, joue le gentil grand-père. Calme et sympathique, il a remisé au placard l’uniforme de général qu’il portait auparavant ; c’est-à-dire avant la campagne présidentielle de 2024. L’élection qui l’a mené au pouvoir a été réalisée dans de bonnes conditions, sans débordement. Le taux de participation de 82% et le résultat paraît sans appel, puisque 58% des électeurs se sont exprimés en faveur du vainqueur.

Pourtant, une partie de la jeunesse urbaine indonésienne dénonce l’arrivée au pouvoir d’un homme qui verse dans le népotisme le plus décomplexé. Élu grâce au soutien de l’ancien président Jokowi, il a accepté que le fils de ce dernier soit son colistier, ce qui ramène le pays aux pratiques du pouvoir dynastique du dictateur Suharto. Ce dernier, qui a régné plus de 30 ans sur l’archipel, plaçait abondement ses proches aux postes clés du pays et n’a été renversé qu’en 1998, après une série de manifestations qui dénonçait sa corruption et sa cleptomanie maladive.

Or, Prabowo est le gendre de l’ancien dictateur et il a joué sous son règne un rôle plus que trouble. Il était un jeune officier lors de la guerre du Timor oriental. Cette guerre a débuté 1975, et a tué plus de 200 000 personnes, sur une population de 800 000. Ce passé épouvantable n’a jamais été reproché à Prabowo par la justice indonésienne, et la plupart de ses concitoyens paraissent l’avoir complètement oublié. Ils n’ont pas non plus l’air d’être excessivement inquiets à l’idée de revenir à l’époque de la dictature de Suharto.

Les Indonésiens ont l’habitude de vivre sur des volcans. Leur archipel couvre une part importante et active de la Ceinture de feu, cette large zone instable entourant l’océan Pacifique. L’activité de la nature explique probablement en partie la persistance de l’animisme dans cette population. L’omniprésence d’une nature capable de manifestations effrayantes induit un respect pour les forces séculaires ainsi qu’un certain fatalisme.

La dictature Suharto fut acceptée tant qu’elle tenait à l’écart la menace communiste, puis quand celle-ci s’éloigna, à partir de 1991, il perdit progressivement sa légitimité. Mais le dictateur tenait aussi à l’écart de son pays l’islam politique. Il interdisait les partis musulmans et menait une guerre impitoyable aux groupuscules extrémistes qui tentaient de s’organiser sur le territoire qu’il administrait. Avec la mise hors-jeu de Suharto, des musulmans se sont organisés pour peser sur la société indonésienne.

Ils constituent de vastes organisations, typiques du pays, qui ont acquis au fil des années un poids politique considérable, car elles donnent des consignes de vote. La plus importante d’entre-elle Nahdlatul Ulama (NU) « renaissance des Oulémas », compte environ 40 millions de membres !

Or cette association soutient Jokowi et son successeur désigné Prabowo sans équivoque. Il n’est pas exagéré de dire que les deux présidents lui doivent leur poste. Bien conscient du poids de la NU en faveur des présidents successifs, les opposants à Jokowi ont suscité la création d’une organisation plus radicale que la NU, appelée NU-Garis Lurus. Elle chasse sur les terres de la NU, jouant la carte de l’authenticité islamique. Le calcul politique n’a pas suffi à empêcher la victoire du tandem Jokowi-Prabowo, mais à présent NU-Garis Lurus existe, critique le laxisme supposé de NU et recrute des adeptes. Comme souvent dans l’histoire récente, l’utilisation de l’islam à des fins politiques n’aboutit pas à l’effet escompté. Et il pourrait bien avoir des conséquences funestes à termes.

À vrai dire, l’islamisation de l’archipel indonésien paraît déjà bien entamée. Elle se traduit par des signes évidents comme la généralisation du port du voile ou la présence de polices des mœurs islamistes qui traquent les Indonésiens adultères à Java.

Mais d’une façon plus insidieuse, elle pénètre le gouvernement indonésien et infléchit ses lois. Ainsi, le Bureau des affaires religieuses, le KUA, s’apprête à étendre sa compétence vers les mariages de tous les Indonésiens. Ce bureau dispose d’un budget presque équivalent au ministère de la Santé indonésien. Il gère une multitude de dossiers allant de l’aumône islamique au pèlerinage à la Mecque en passant par l’étiquetage Hallal.

Jusqu’à présent, il enregistrait les mariages et divorces islamique, mais une proposition de loi examiné en ce moment prévoit qu’il remplace l’état civil pour tous les mariages. Concrètement, cela signifie que des chrétiens devront passer devant un ouléma pour se marier civilement. Cette situation pourrait donner lieu à toutes sortes de pression de la part des oulémas, pour saboter une union mixte ou pour décourager l’un des conjoints qui souhaiterait quitter l’islam. Le fait que les données personnelles des époux qui contracteraient un mariage devant le KUA soient récoltées et détenues par ce bureau pourraient aussi représenter un risque, à l’avenir.

Ce n’est que l’un des exemples du glissement de l’administration indonésienne vers les règles de la charia. Les lois encadrant la liberté d’expression portent elles aussi la marque de l’influence d’un islam de plus en plus revendicatif. Ainsi, la loi anti blasphème à l’indonésienne, héritée de la période coloniale, a été exhumée depuis une décennie alors qu’elle était tombée en désuétude. Plusieurs prédicateurs religieux, principalement chrétiens, ont été condamnés en raison de cette loi et sont à présent enfermés dans les geôles indonésiennes.

Sur l’île de Java, la police réprime les adultères comme elle le ferait dans un pays de la Péninsule arabique. Jusqu’à présent, elle parcourait les plages, les lieux de divertissements et les cafés à la recherche de couples illégitimes ou supposés tels. Lors du ramadan de mars et avril 2024, elle a étendu sa juridiction jusqu’aux habitations des particuliers, en se livrant à des perquisitions à domicile.

Ces pratiques, de la loi anti blasphème aux perquisitions, ne correspondent pas à la tradition de l’islam indonésien. Jusqu’à présent, il était fortement acculturé et acceptait en particulier que des rites animistes coexistent avec les enseignements du Coran.

Pour comprendre cette évolution du pays, deux thèses dominent, sans se contredire. D’une part, comme en Afrique ou ailleurs, d’importants dons provenant de la Péninsule arabique favorisent l’islamisation. Les pétrodollars paient des mosquées, des écoles coraniques et la formation d’imams qui viennent apprendre en Arabie Saoudite ou en Égypte « le vrai islam ». D’autre part, la dictature indonésienne a longtemps bénéficié du soutien occidental en tant que rempart contre le communisme. Elle est tombée quand elle n’avait plus ce rôle à jouer. Et à présent, la jeune démocratie indonésienne se trouve fragile face à des mouvements musulmans organisés, qui sont devenus faiseurs de roi.

Malgré cette tendance, l’Indonésie jouit encore d’une réputation de nation multiculturelle, ouverte à la diversité des religions. Elle a les dimensions d’un continent ! D’ouest en est, elle s’étend sur une distance comparable à celle qui sépare Paris de Kaboul… Et elle est composée de plus de 16 000 îles, qui regroupent une multitude d’ethnies, de dialectes et de cultures.

Ainsi, sur l’île de Florès, majoritairement catholique, la crainte d’une persécution religieuse paraît lointaine. Mais à l’inverse, à l’est de l’archipel, les habitants papous de l’ouest de la Nouvelle-Guinée subissent les expropriations, la destruction de leur habitat et la violence de l’armée indonésienne. L’administration indonésienne se livre à ses exactions premièrement en raison de la richesse minière de cette région, mais le facteur ethnique et religieux joue aussi son rôle. Pour le militaire indonésien et musulman, le papou chrétien, qui n’appartient ni à son ethnie ni à sa religion est plus facile à déshumaniser.

Méprisés par le gouvernement central, ces papous chrétiens ont le sentiment que leur cause est complètement oubliée des grands médias. Ils espèrent que la prochaine visite du pape François en Indonésie sera une occasion de faire connaître leur sort.

En effet, le souverain pontife devrait se rendre sur l’archipel le 3 septembre. Le ministère des affaires étrangères indonésien s’est réjoui de cette perspective assurant que : « L’Indonésie est capable de maintenir la tolérance et la paix entre les membres religieux, y compris des centaines de confessions locales. Nous espérons que le pape François pourra voir cette diversité en Indonésie ». Espérons aussi que les habitants les plus démunis et les plus périphériques du pays, les papous chrétiens, pourront eux aussi participer à l’évènement !

Sylvain Dorient (un article publié par l’AED pour la revue LA NEF)

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